Langage, cognition et raisonnement contrefactuel chez l’enfant
par Lyne Lafontaine, orthophoniste
Le développement du langage complexe se poursuit chez l’enfant de la petite enfance à l’âge adulte et plus particulièrement au cours de sa scolarisation. L’utilisation des conditionnelles causales (« S’il fait beau, on fera un pique-nique. ») et de contrefactuelles (« Si j’avais vérifié les pneus de ma bicyclette, je me serais bien rendu à l’école. ») implique l’utilisation de structures linguistiques plus complexes comme des subordonnées pour exprimer des conditions ou des hypothèses. On approfondira ce genre de structures utiles en raisonnement logique en s’attardant plus spécifiquement aux contrefactuelles. On se basera sur un article de Westby (2016) qui traite des différents types de contrefactuelles, de l’âge où ces structures sont utilisées par l’enfant et des implications de ce type de raisonnement sur le langage, les émotions et les fonctions exécutives[1].
Que sont les hypothèses contrefactuelles?
Elles peuvent être ascendantes ou descendantes et s’exprimer par l’affirmative ou la négative.
Types de contrefactuelles |
Exemples |
ASCENDANTES | |
1. Imaginer une situation meilleure/affirmative | 1. Si j’avais mieux écouté les consignes, j’aurais réussi le travail demandé. |
2. Imaginer une situation meilleure/négative | 2. Si je n’avais pas perdu ma clé, je n’aurais pas attendu dehors le retour de mes parents. |
DESCENDANTES |
|
3. Imaginer une situation pire/affirmative | 3. Si j’avais roulé très vite en vélo, je me serais fait encore plus mal en tombant. |
4. Imaginer une situation pire/négative | 4. Si je n’avais pas mis mon casque de vélo, j’aurais eu des blessures plus graves en tombant. |
Tableau 1. Types de contrefactuelles avec exemples
Les contrefactuelles ascendantes originent souvent d’une situation négative et comparent cette situation avec une meilleure alternative (voir tableau 1, exemples 1 et 2). Cette réflexion peut mettre un individu mal à l’aise mais l’incite à améliorer son comportement (et ses fonctions exécutives) par l’apprentissage de stratégies plus efficaces (La prochaine fois qu’une situation semblable se présentera, il pensera à mieux réagir).
Par contre, lorsqu’on utilise un raisonnement contrefactuel descendant, on compare une situation avec une alternative pire (voir tableau 1, exemples 3 et 4). Ce type de raisonnement peut avoir pour effet de consoler l’individu. En effet, même s’il n’a pas eu de succès dans une situation, il peut se remonter le moral en se disant que cela aurait pu être pire.
Certains psychologues croient que les personnes qui utilisent trop le raisonnement de type descendant, profiteraient moins de leurs expériences pour apprendre à améliorer leur comportement.
Les principales réactions émotionnelles engendrées par le raisonnement contrefactuel tels le regret, la déception, le soulagement ou le contentement sont résumées ci-dessous (voir tableau 2).
Types de contrefactuelles | Réactions émotionnelles |
ASCENDANTES | |
1. Imaginer une situation meilleure/affirmative | Regret, déception
(surtout si la personne se sent très responsable du cours des événements) |
2. Imaginer une situation meilleure/négative | |
DESCENDANTES | |
3. Imaginer une situation pire/affirmative | Soulagement, contentement
(si la personne pense qu’elle a pu prévenir une situation négative) |
4. Imaginer une situation pire/négative |
Tableau 2. Types de contrefactuelles et réactions émotionnelles
Le développement du raisonnement contrefactuel
Les enfants de cinq ans arrivent à répondre correctement à des tâches assez complexes de raisonnement contrefactuel contrairement à ceux de trois ans (voir l’exemple ci-dessous).
Exemple de situation plus complexe :
Si un train part de la station verte, il arrivera au lac.
Si un train part de la station bleue, il arrivera à la montagne.
Si un autobus part de la station verte, il arrivera à la montagne.
Si un autobus part de la station bleue, il arrivera au lac.
Question : Pierre a pris le train à une station et s’est rendu au lac. Où serait allé Pierre s’il avait pris l’autobus? (Réponse attendue : Il serait allé à la montagne.)
Dans cet exemple, on doit faire des allers-retours entre les faits réels et ceux imaginés, ce qui est plus exigeant pour la mémoire de travail (Perner, Sprung et Steinkogler, 2004, dans Westby, 2016).
D’autres recherches ont montré que les contrefactuelles ascendantes et descendantes ne se développaient pas en même temps.
Des chercheurs ont présenté des histoires où deux personnages ont vécu la même situation générant une émotion négative (regret) mais n’ont pas pris les mêmes décisions précédant cette situation (Guttentag et Ferrel, 2004 dans Westby, 2016).
Situation 1- contrefactuelle ascendante- regret
Robert se promène à vélo comme d’habitude, du côté droit de l’étang. Il frappe un arbre tombé en travers du chemin et tombe de son vélo. David se promène habituellement du côté gauche de l’étang. Aujourd’hui il change d’idée et se promène du côté droit. Il frappe lui aussi l’arbre et tombe de son vélo.
Question : Qui se sent le plus mal : Robert ou David?
Comme les adultes, les enfants de sept ans ont répondu que David se sentirait le plus mal parce que s’il n’avait pas changé son parcours habituel, il ne serait probablement pas tombé. Les chercheurs font ici l’hypothèse que les enfants raisonnent en tenant compte du concept de regret même s’ils n’ont pas utilisé explicitement ce terme.
La situation suivante n’est pas aussi bien comprise par les enfants que la précédente :
Situation 2 – contrefactuelle descendante- soulagement
Marie et Susanne aiment le pouding à la vanille et au chocolat. À la cafétéria, Marie mange habituellement du pouding à la vanille et Susanne, celui au chocolat. Aujourd’hui, exceptionnellement, Marie mange du pouding au chocolat comme Susanne. Comme il y avait des bactéries dans le pouding à la vanille, tous ceux qui en ont mangé ce jour-là ont eu des douleurs à l’estomac. Marie et Susanne n’ont pas été malades parce qu’elles ont mangé du pouding au chocolat.
Question : Crois-tu qu’une des filles s’est sentie plus contente d’avoir mangé le pouding au chocolat et de ne pas avoir été malade? Ou crois-tu que les deux éprouvaient les mêmes sentiments?
Contrairement aux adultes, les enfants de sept ans de l’étude ont jugé que les deux fillettes éprouvaient les mêmes sentiments. Les chercheurs ont tenté d’expliquer pourquoi les réponses des enfants différaient de celles des adultes dans cette histoire. Dans la deuxième histoire, on est en présence d’une réaction de soulagement qui est plutôt neutre ou positive tandis que la réaction de regret suscitée dans la première histoire a une connotation négative. Les chercheurs ont suggéré que pour pouvoir comparer la réalité avec des alternatives, les enfants de cet âge ont besoin de situations fortes (contenant des réactions négatives comme le regret ou la déception) tandis que les adultes peuvent effectuer un raisonnement contrefactuel en présence de situations générant des réactions neutres, positives ou négatives. On peut donc utiliser des exemples ressemblant à la première situation pour commencer à enseigner les contrefactuelles aux jeunes.
Quelles sont les implications?
Le raisonnement conditionnel hypothétique et contrefactuel implique la compréhension de relations complexes et l’utilisation d’une syntaxe complexe. Le raisonnement contrefactuel est associé à des fonctions exécutives efficaces. Les élèves ayant un trouble de langage ont généralement des difficultés avec la syntaxe complexe et ceux présentant des troubles langagiers, des troubles du spectre de l’autisme ou des troubles déficitaires de l’attention présentent généralement des difficultés dans les fonctions exécutives. Le développement du raisonnement contrefactuel et du langage qui lui est associé peut contribuer à améliorer les fonctions exécutives des enfants et adolescents et les orthophonistes peuvent collaborer au développement de ce raisonnement verbal complexe.
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Références
- Westby, Carol (2016). Language, Cognition and Counterfactual Thinking. Word of Mouth, 28 (2), pp. 1-6.
- [1] Les fonctions exécutives sont impliquées dans toute action orientée vers un but. Cet ensemble de fonctions comprend l’organisation/planification, l’inhibition, la flexibilité mentale, le jugement et l’autocritique.